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Création d'un juge de la famille et fusion JAF/JE : argumentaire technique

Le 29 janvier 2019, nous publions une lettre ouverte à André Taquet, nouveau secrétaire d’État en charge de la protection de l’enfance, afin de lui suggérer la création d’un juge de la famille, fusionnant le juge aux affaires familiales et le juge des enfants. Nous publions aujourd’hui un argumentaire juridique bien plus détaillé, afin de donner à chacun des éléments de réflexion objectifs.

Rappelons au préalable que notre légitimité à aborder cette question provient de plus de vingt ans de formation des travailleurs sociaux et professionnels de l’enfance, nos stagiaires partageant très majoritairement cette analyse.

Les compétences du Juge aux affaires familiales sont déterminées aux articles L213-3 du Code de l’organisation judiciaire et 373-2-6 du Code civil. Le JAF statue notamment sur le divorce et l’autorité parentale. Les compétences du juge des enfants sont mentionnées aux articles L252-2 du Code de l’organisation judiciaire et 375 du Code civil. Le JE a en charge la protection de l’enfance et la petite délinquance juvénile.

  • Juge aux affaires familiales :

Article L213-3 du Code de l’organisation judiciaire :
Dans chaque tribunal de grande instance, un ou plusieurs magistrats du siège sont délégués dans les fonctions de juge aux affaires familiales.

Le juge aux affaires familiales connaît :

1° De l'homologation judiciaire du changement de régime matrimonial, des demandes relatives au fonctionnement des régimes matrimoniaux et des indivisions entre personnes liées par un pacte civil de solidarité ou entre concubins, de la séparation de biens judiciaire, sous réserve des compétences du président du tribunal de grande instance et du juge des tutelles des majeurs ;

Article 373-2-6 du Code civil :

Le juge du tribunal de grande instance délégué aux affaires familiales règle les questions qui lui sont soumises dans le cadre du présent chapitre en veillant spécialement à la sauvegarde des intérêts des enfants mineurs.

Le juge peut prendre les mesures permettant de garantir la continuité et l'effectivité du maintien des liens de l'enfant avec chacun de ses parents.

Il peut notamment ordonner l'interdiction de sortie de l'enfant du territoire français sans l'autorisation des deux parents. Cette interdiction de sortie du territoire sans l'autorisation des deux parents est inscrite au fichier des personnes recherchées par le procureur de la République.

  • Juge de enfants :

Article L252-2 du Code de l’organisation judiciaire :

Le juge des enfants est compétent en matière d'assistance éducative.

Article 375 du Code civil :

Si la santé, la sécurité ou la moralité d'un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises, des mesures d'assistance éducative peuvent être ordonnées par justice à la requête des père et mère conjointement, ou de l'un d'eux, de la personne ou du service à qui l'enfant a été confié ou du tuteur, du mineur lui-même ou du ministère public. Dans les cas où le ministère public a été avisé par le président du conseil départemental, il s'assure que la situation du mineur entre dans le champ d'application de l'article L. 226-4 du code de l'action sociale et des familles. Le juge peut se saisir d'office à titre exceptionnel.

Elles peuvent être ordonnées en même temps pour plusieurs enfants relevant de la même autorité parentale.

La décision fixe la durée de la mesure sans que celle-ci puisse excéder deux ans. La mesure peut être renouvelée par décision motivée.

Cependant, lorsque les parents présentent des difficultés relationnelles et éducatives graves, sévères et chroniques, évaluées comme telles dans l'état actuel des connaissances, affectant durablement leurs compétences dans l'exercice de leur responsabilité parentale, une mesure d'accueil exercée par un service ou une institution peut être ordonnée pour une durée supérieure, afin de permettre à l'enfant de bénéficier d'une continuité relationnelle, affective et géographique dans son lieu de vie dès lors qu'il est adapté à ses besoins immédiats et à venir.

Un rapport concernant la situation de l'enfant doit être transmis annuellement, ou tous les six mois pour les enfants de moins de deux ans, au juge des enfants.

Si la plupart des professionnels de terrain, du moins ceux avec lesquels nous échangeons lors de nos formations, partagent le souhait d’une rationalisation du droit de la famille et de l’enfance, certains magistrats font montre d’une certaine réticence au nom d’un prétendu « double regard » sur la situation de l’enfant, un inconvénient très hypothétique et même négligeable au regard des multiples avantages d’un juge unique de la famille.

En effet, ce double regard est une fiction dans l’immense majorité des cas : chacune de ces juridictions a des compétences propres, et intervient en principe à des moments différents de la vie de l’enfant. Il advient néanmoins que leurs compétences se chevauchent, ce qui relève davantage de la cacophonie que du double regard, ou tout au moins d’une regrettable dualité judiciaire, notamment lorsque certains parents utilisent le juge des enfants comme une juridiction d’appel du Juge aux affaires familiales : ce que les psychiatres et psychologues qualifient parfois de syndrome d’aliénation parentale peut aller jusqu’à conduire un parent, notamment à la suite d’une rupture de couple, à chercher à écarter l’autre parent de l’éducation, voire de la vie de l’enfant. S’il n’est pas parvenu à lui faire retirer son droit de visite et d’hébergement devant le juge aux affaires familiales, il peut être tenté d’inventer des faits de maltraitance, souvent à connotation sexuelle, faits dont la véracité serait évidemment gravissime, mais qui ont également des conséquences dévastatrices, notamment sur les enfants, lorsqu’ils sont mensongers et calomnieux. Environ ¼ des saisines du juge des enfants seraient le fait d’un parent, sans intervention préalable du service de l’aide sociale à l’enfance (ASE), ni du parquet.

Les compétences des deux magistrats sont plus tranchées en théorie qu’en pratique, pouvant même déboucher sur des décisions contradictoires rendues sur des fondements juridiques différents :

  • Le JAF peut confier l’enfant à un tiers alors que le placement est normalement l’apanage du JE. L’article 373-3 du Code civil dispose en effet que « le juge (le JAF) peut, à titre exceptionnel et si l'intérêt de l'enfant l'exige, notamment lorsqu'un des parents est privé de l'exercice de l'autorité parentale, décider de confier l'enfant à un tiers, choisi de préférence dans sa parenté »... On peut se perdre dans des débats sémantiques sur la différence entre « placer » (JE) et « confier » (JAF), mais le fait est que les compétences de ces magistrats, théoriquement bien déterminées, se chevauchent en pratique. Et ce n’est pas tout :
     
  • Le JE peut « placer » l’enfant, éventuellement chez un parent, alors que l’autre parent se l’était vu confier par le JAF, par exemple dans le cadre d’un divorce. Ce placement, par définition temporaire, peut être reconduit jusqu’à la majorité de l’enfant, voire jusqu’à ses 21 ans. Mais il n’emporte pas exercice de l’autorité parentale sur laquelle ne peut statuer que le juge aux affaires familiales. Néanmoins, le juge des enfants (en principe incompétent en matière d’autorité parentale) peut autoriser l’ASE ou le service d’accueil à prendre, en lieu et place des parents, une décision relevant normalement de l’exercice de l’autorité parentale, comme autoriser l’enfant à partir en colonie de vacances ou à subir une intervention chirurgicale. En revanche, si l’ASE veut se voir déléguer l’exercice de l’autorité parentale, elle devra saisir le JAF.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce système n’est ni clair, ni rationnel, et on peine parfois à comprendre pourquoi le législateur n’écoute pas davantage les professionnels de terrain avant de légiférer. La protection des majeurs (« les tutelles ») en avait été une autre illustration en 2007 : alors que nombre de professionnels escomptaient une mesure de protection unique et graduée pour faire du « sur mesures », en lieu et place de ce système abscons de tutelle, curatelle simple ou renforcée, sauvegarde de justice, procurations, habilitations, etc., le législateur a conservé tout l’arsenal et lui a ajouté plusieurs strates au fil des réformes suivantes.

La protection de l’enfance commande d’agir en amont

Le volet pénal, dans le cadre du traitement de la délinquance juvénile, est une compétence que le juge de enfants ne partage pas avec son collègue des affaires familiales. On relèvera néanmoins que de nombreux enfants présentés au JE dans le cadre de la délinquance sont déjà connus de lui au titre de la protection. Or l’efficacité en matière de protection de l’enfance commande à agir en amont, dès le déchirement des liens familiaux : la défaillance parentale est en effet souvent la première cause du dérapage des adolescents, tout particulièrement à la suite d’un divorce ou d’une séparation des parents. Lorsque le père est absent, il est extrêmement difficile pour la mère, notamment dans un environnement socio-économique défavorable, d’exercer son autorité parentale. Livrés à eux-mêmes, certains adolescents sont happés par un environnement parfois malsain et propice à les entraîner vers la délinquance.

Il serait par conséquent opportun que des mesures de protection relevant éventuellement de l’assistance éducative puissent être prises le plus tôt possible, dès que le juge du divorce ou celui saisi par un parent à la suite d’une rupture d’un couple non marié, constate leur nécessité, en particulier à la suite d’une enquête sociale, une expertise médico-psychologie ou une audition des enfants, trois mesures très fréquentes dans les divorces et ruptures de couple, relevant aujourd’hui de la seule compétence du juge aux affaires familiales (mais qui ne peut prendre des mesures d’assistance éducative).

En 2009, les pouvoirs publics, qui avaient un temps envisagé la création d’une chambre familiale regroupant ces magistrats (à ne pas confondre avec la chambre de la famille du TGI) ont timidement pris acte de cette dichotomie, en particulier de la tentation de certains parents d’utiliser un de ces magistrats pour obtenir ce que l’autre lui a refusé. L’article 1072-1 du Code de procédure civile, modifiée en 2016, dispose que : « Lorsqu'il statue sur l'exercice de l'autorité parentale ou lorsqu'il est saisi aux fins d'homologation selon la procédure prévue par l'article 1143 ou par les articles 1565 et suivants, le juge aux affaires familiales vérifie si une procédure d'assistance éducative est ouverte à l'égard du ou des mineurs. Il peut demander au juge des enfants de lui transmettre copie de pièces du dossier en cours, selon les modalités définies à l'article 1187-1 ».

En sens inverse, l’article Article 1072-2 dispose que : « Dès lors qu'une procédure d'assistance éducative est ouverte à l'égard du ou des mineurs, une copie de la décision du juge aux affaires familiales est transmise au juge des enfants ainsi que toute pièce que ce dernier estime utile ».

Ces dispositions vont dans le bon sens, tout comme ce fut le cas lorsque la fonction de juge des tutelles des mineurs fut retirée au tribunal d’instance (toujours juge de la protection des majeurs) pour être confiée au juge aux affaires familiales, en 2016. Nous n’avons donc plus que deux magistrats au lieu de trois, chargés du « sort » des enfants. Mais l’obligation imposée en 2009 au JAF et au JE de vérifier si l’autre juge n’a pas déjà été saisi par les mêmes parties, ne suffit à empêcher la multiplication des démarches de la part de certains parents, au détriment des enfants, véritables otages du conflit, et de la bonne administration de la justice. Évoquer un double regard revient à marquer sa défiance à l’endroit de l’institution judiciaire, un paradoxe, lorsqu’elle émane de magistrats, d’autant plus qu’ils peuvent s’appuyer sur des experts pour rendre leurs décisions. Plus généralement, ce double mécanisme, où l’un marche sur les platebandes de l’autre, ne saurait perdurer au nom d’un réflexe de frilosité devant tout changement, ou d’un raisonnement qui ne serait pas motivé par une organisation judiciaire plus rationnelle, plus efficace, plus rapide sans être expéditive, au bénéfice du justiciable, en l’espèce, l’enfant, et sans doute des finances publiques, car ce gâchis a évidemment un coût supporté par le contribuable.

Raymond Taube
Directeur-fondateur de l'IDP