On croit rêver : la justice, comme de nombreuses administrations, est quasiment à l’arrêt !
Pourtant, la grande réforme entrée en vigueur le 1er janvier 2020 avait comme principal voire pour unique objet de faire plus avec moins, de multiplier les procédures sans audience, de développer une justice rendue sur dossiers… Comme il n’y a pas d’argent pour embaucher des juges et des greffiers, vidons les salles d’audience !
Dans cette logique, on pouvait espérer que le confinement n’aurait que modérément affecté le fonctionnement de la justice, en particulier s’agissant de la procédure écrite. Pour le reste, les conférences téléphoniques ou la visioconférence, désormais accessibles à tous sans frais, auraient pu pallier à la fermeture des prétoires.
Et bien non ! Greffiers et juges sont très majoritairement restés (et restent encore) à la maison, la plupart sans télétravailler, aux frais du contribuable. Une honte pour l’institution, mais aussi pour la Justice avec un grand « J », ce pilier d’un État de droit et d’une société démocratique.
Qui est responsable de ce scandale ? La garde des Sceaux, d’abord. Le 15 mars, un dimanche, Nicole Belloubet décide de la fermeture de tous les tribunaux pour le lendemain, « sauf en ce qui concerne le traitement des contentieux essentiels ». Mais sur le terrain, cet « essentiel » se réduit à pas grand-chose.
On aurait pu croire que les magistrats s’indigneraient comme l’ont exprimé les restaurants, qu’ils attireraient l’attention de la ministre sur la nécessité impérieuse de ne pas interrompre presque totalement le service public de la justice, que l’on pouvait se contenter de renvoyer à une date ultérieure un nombre restreint d’affaires, la distanciation sociale et les mesures barrière permettant de maintenir la plupart des audiences, quitte à limiter l’accès à la salle d’audience aux professionnels et aux proches des parties…
Que nenni ! Dès le lendemain de l’annonce du baissé de rideau, Katia Dubreuil, présidente du syndicat de la magistrature, syndicat que d’aucuns qualifieraient d’extrême gauche, toujours prompte à défendre la veuve et l’orphelin, se félicitait de ces vacances forcées, rappelant au micro de France Info que « quand 1 500 personnes travaillent au tribunal de Paris par exemple, la circulation du virus peut être très intense si on ne prenait pas ces mesures. » C’est tout ou (presque) rien, en somme. Interrogé par France 2 cinq semaines plus tard, le président du conseil de prud’hommes de Paris, Jacques-Frédéric Sauvage, assume : la santé d’abord ! Si les personnels médicaux avaient fait de même…
Manifestement, les gestes barrières, les distances de sécurité, le télétravail, le filtrage des salles d’audience, le renvoi des seules audiences non urgentes, il ne connaît pas. Il est pourtant un élu du MEDEF (rappelons qu’aux prud’hommes, les juges ne sont pas des magistrats professionnels) qui devrait avoir l’esprit d’entreprise. Et bien non, avec sa casquette de président de juridiction, l’habit change le moine. Aux prud’hommes, c’est l’union sacrée MEDEF-CGT : tous à la maison !
Les conséquences sont souvent dramatiques. Au pénal d’abord : contrairement à ce que laisse penser le site du ministère de la Justice, on se permet d’ajourner des audiences du juge des libertés et de la détention (JLD), donc de renouveler les détentions sans audience. Mais parallèlement, on lâche plus de 10.000 détenus dans la nature pour désengorger les prisons.
Après l’hôpital, c’est la justice, en particulier la justice carcérale, qui est régie par des considérations principalement comptables. Et que dire du juge des enfants, avec des mesures de placement reconduites sans audience ?
Et puis, il y a toute cette justice civile, en particulier les divorces et autres ruptures de couples, les problèmes d’enfants (et ceux des enfants), les référés qui sont par définition dédiés aux situations d’urgence, les contentieux du travail antérieurs au confinement…
Le coût économique de ces « vacances judiciaires » est considérable. Les avocats se disent au bord du précipice et de la faillite. Beaucoup risquent bientôt de se retrouver de l’autre côté de la barre du tribunal ! Jamais leur avis n’a été sollicité, alors qu’ils auraient été d’excellents conseils pour organiser le fonctionnement de la justice dans les conditions de sécurité requises par l’épidémie de coronavirus. Le fait du prince, encore…
Cette dérobade en robe noire est-elle conforme à la Convention européenne des droits de l’homme ? En tout cas, le Conseil d’État a été saisi de plusieurs recours, principalement par les institutions représentatives des avocats, en particulier le Conseil national des barreaux (CNB), pour dénoncer le caractère abusif de certaines dispositions de l’état d’urgence sanitaire, telles que la suppression de l’audition des mineurs dans les mesures d’assistance éducative. Les audiences se sont déroulées… par Skype ! En donnant l’exemple du bon emploi des technologies en situation exceptionnelle, on aurait pu imaginer que le Conseil d’État fît droit à la demande des avocats. Niet ! Faut-il s’en étonner ? La justice administrative penche plus souvent du côté de l’administration que de l’administré, et n’est pas, selon la Constitution, garante des libertés publiques (ce rôle appartient au seul juge judiciaire).
Il est vrai que quelques décisions sont effectivement rendues, comme celle du Conseil de prud’hommes de Nanterre du 14 avril, qui oblige Amazon à limiter son activité aux « produits alimentaires, produits d’hygiène et produits médicaux », ce qui ne correspond en rien à la liste des activités et produits autorisés par arrêté du 15 mars 2020. Protéger les salariés en imposant des gestes barrière est une chose. Faire sa propre loi et fixer ses propres critères, comme l’a fait le conseil de prud’hommes de Nanterre, en est une autre.
Alors bien sûr, les avocats avaient donné le la, avec leur interminable grève contre la réforme des retraites, dont il faut bien admettre qu’elle ne les a pas épargnés. Mais cela ne saurait valoir excuse pour le service public de la justice.
Si ces messieurs-dames veulent bien reprendre le travail le 11 mai, comment va-t-on résorber les retards ? Par des heures sup ? N’y pensons pas ! Par une justice bâclée ? On peut le craindre. Par des délais insupportables ? C’est une certitude.
Vive le coronavirus ! Et vive le service public de la justice !
Raymond Taube
Directeur de l’Institut de Droit Pratique, rédacteur en chef d’Opinion internationale