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Vie privée sur le lieu de travail : la CEDH s'en mêle (ou s’emmêle ?)

La Cour européenne des droits de l’homme juge que la surveillance des communications électroniques d’un employé emporte violation du droit au respect de la vie privée et de la correspondance

Dix ans de procédure, dont sept devant la seule Cour européenne

Rappelons d’abord les faits qui aboutirent à cet arrêt après dix années de procédure, une lenteur qui mériterait peut-être une action... devant la Cour européenne des droits de l’homme contre cette dernière !

Un salarié roumain, C. Bărbulescu fut licencié pour avoir utilisé Internet, le téléphone et le photocopieur à des fins personnelles, ce qu’interdisait le règlement intérieur de l’entreprise. Son employeur lui annonça que ses communications sur la messagerie électronique étaient surveillées. Devant les dénégations du salarié, il lui fut présenté un relevé de communications démontrant les nombreux échanges de nature personnelle, parfois intimes. La justice roumaine, en première instance et en appel, confirma le bien-fondé du licenciement disciplinaire, aux motif que la procédure avait été respectée et que l’employeur est en droit de fixer librement les règles d’utilisation d’Internet, en l’espèce mis à la disposition des employés à des fins strictement professionnelles, ce que le salarié licencié ne pouvait ignorer.

Dans un premier temps, la CEDH saisie par le salarié avait considéré que la surveillance de ses communications par l’employeur était acceptable dans le contexte d’une procédure disciplinaire. Il entreprit alors un recours devant la Grande chambre de la cour, notamment pour violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (droit au respect de la vie privée et familiale, du domicile et de la correspondance).

Finalement, la Cour condamne l’État roumain et se prononce ainsi en faveur du salarié, au nom du droit au secret de la correspondance, et parce que « les instructions d’un employeur ne peuvent pas réduire à néant l’exercice de la vie privée sociale sur le lieu de travail ».

La Cour ne reproche pas à l’employeur d’avoir lu les messages du salarié, mais de ne pas l’en avoir avisé préalablement. Elle reproche aussi aux juges roumains de ne pas avoir vérifié si cette surveillance était légitime, si des méthodes moins intrusives que la lecture de tous les messages avaient pu être envisagées et si le licenciement pur et simple était une réponse proportionnée à la gravité de la faute.

Cet arrêt de la CEDH est peut-être une nouveauté pour la Roumanie, mais il est en tous points conforme à la jurisprudence de notre vénérable Cour de cassation. Tous les ingrédients de notre jurisprudence y sont réunis : l’information préalable d’informer le salarié, la légitimité de l’atteinte aux droits individuels du salarié, la proportionnalité de la sanction à la faute et, tout de même, le droit de l’employeur de restreindre à des fins professionnelles l’utilisation des moyens de l’entreprise.
 

Le principe de proportionnalité

Il ne fait aucun doute que le salarié passant chaque jour des heures à communiquer avec ses proches est en faute, parce que ce n’est pour cela qu’il est payé. Il le serait même doublement s’il utilisait le téléphone ou la messagerie de l’entreprise. De même, si la photocopieuse sert à dupliquer la convocation à l’assemblée générale de sa copropriété ou les tracts de son syndicat, le salarié s’exposerait à des sanctions. Il est vrai que le conseil de prud’hommes veille tout particulièrement à ce que la sanction ne soit pas excessive au nom d’un sacro-saint principe de proportionnalité. Les abus énumérés ci-dessus méritent-ils le licenciement ? La justice est fort aléatoire, mais ce serait surtout la récidive, voire la multi récidive, en dépit d’avertissements et de sanctions disciplinaires préalables, qui pourrait conduire le juge prud’homal à admettre le bien-fondé du licenciement pour faute. En revanche, et sauf contexte spécifique (sécuritaire par exemple), licencier voire sanctionner un salarié pour un appel téléphonique ou l’envoi d’un courriel privé serait abusif, même si le règlement intérieur le prévoit.
 

La vie privée sur le lieu de travail

La Cour européenne des droits de l’homme avait jugé le 4 mai 2000 que le principe de respect de la vie privée s'appliquait également au salarié. Toute atteinte à la vie privée du salarié doit être légitime et proportionnée, là aussi, au but poursuivi. En outre, dans de nombreuses situations, le salarié doit être préalablement avisé, parfois le comité d’entreprise doit être consulté, le tout, complété d’une déclaration à la CNIL. Toutefois, la Cour de cassation avait jugé le 15 mai 2001 que l’employeur pouvait déduire des relevés de communication qu’un usage abusif du téléphone était fait par le salarié, sans qu’il en soit avisé préalablement. Un tel détournement pourrait même revêtir la qualification pénale d’abus de confiance.

La problématique de la vie privée sur le lieu de travail ne concerne pas seulement la surveillance des communications, comme nous le constatons notamment dans notre activité de formation et de de conseil aux entreprises : dossier privé sur le disque dur de l’ordinateur, tenue vestimentaire, pratiques religieuses, utilisation des réseaux sociaux par l’employeur, fouille des salariés ou de leurs casiers, surveillances de toutes natures... Les motifs de conflit ne manquent pas et il est facile de déraper, alors que fondamentalement, l'employeur est légitime à surveiller ses salariés, n'en déplaise aux syndicats et même à la CNIL, dont les recommandations ne sont pas toujours suivies par les juges.
 

Courrier papier et électronique

Le secret de la correspondance, même électronique, relève de respect de la vie privée, comme l’a rappelé la CEDH dans son arrêt du 5 septembre 2017. Mais la jurisprudence ne retient le caractère privé de messages transmis sur une boite aux lettres électronique professionnelle, que s’ils peuvent être identifiés clairement comme étant privés : dans un arrêt du 2 octobre 2001, la Cour de cassation jugeait que « le salarié à droit, même au temps et lieu de travail, au respect de l'intimité de sa vie privée ; celle-ci implique en particulier le secret des correspondances ; l'employeur ne peut dès lors sans violation de cette liberté fondamentale, prendre connaissance des messages personnels émis par le salarié et reçus par lui grâce à un outil informatique mis à la disposition pour son travail ». Dans l’affaire que vient de juger la CEDH, le juge français aurait-il jugé comme son collègue roumain ? L’employeur aurait soutenu que les messages n’étaient pas identifiés comme étant privés et qu’envoyés sur et par la messagerie de l’entreprise, ils étaient présumés être de nature professionnelle, et qu’il pouvait donc les lire. La Cour européenne apporte en définitive une précision qui peut infléchir quelque peu la jurisprudence nationale : si l’objet du message ne comporte pas une mention comme « privé » ou « confidentiel », la présomption de sa nature professionnelle ne peut plus découler du seul usage de la messagerie de l’entreprise. Il faut donc systématiquement aviser les salariés de la possibilité que leurs messages soient consultés par l’employeur.

Enfin, on soulignera que dans cette affaire, la première décision de la CEDH fut rendue en faveur de l’employeur, avant que la Grande chambre n’inverse la vapeur. Sur cette problématique comme sur d’autres (notamment la place de la religion au travail), la CEDH comme la Cour de justice de l’Union européenne, qui juge de l’application des traités et autres textes de l’Union, et les juridictions nationales, se doivent d’ajuster en permanence le curseur entre les droits individuels du salarié et au-delà, de l’homme, et celui de l’entreprise et de la société dans son ensemble. Droits individuels contre droits collectifs : le sujet est inépuisable...

 

Raymond Taube
Directeur de l'Institut de Droit Pratique

Formation et conseil aux entreprises et services publics