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Est-il obligatoire de signaler la radicalisation ?

Examinons les principales hypothèses où le signalement est obligatoire ou facultatif :

  • La protection de l'enfance :

L’article L226-2-1 du Code de l’action sociale et des familles, combiné à l’article 375 du Code civil, oblige tous ceux qui « apportent leur concours » à la protection de l’enfance d’effectuer une « information préoccupante » à un service départemental, en cas de danger potentiel, de risque de danger, en particulier si « les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises ». Si le danger est avéré, imminent et grave, et que toute autre mesure est impossible ou s’est déjà révélée inopérante, alors l’information préoccupante à l’administration devient un signalement au procureur de la République en vue de la saisine du juge des enfants.
 

  • La prévention de la délinquance :

L’article L121-6-2 du Code de l’action sociale et des familles oblige tout professionnel de l'action sociale d’informer le maire et le président du conseil départemental s’il constate que « l'aggravation des difficultés sociales, éducatives ou matérielles d'une personne ou d'une famille appelle l'intervention de plusieurs professionnels ». Issue d’une loi sécuritaire, ces dispositions avaient été dénoncées par les travailleurs sociaux, non seulement parce qu’ils ne voulaient être contraints à la délation, mais aussi en raison du lien trop marqué entre difficultés sociales et délinquance. Ce texte est peu appliqué en pratique, une circulaire ayant laissé chaque professionnel libre de décision de l’opportunité du signalement.

  • Les mauvais traitements sur mineur ou personne vulnérable pour des faits pourtant situés dans le passé :

L’article 434-3 du Code pénal sanctionne le défaut de signalement « de privations, de mauvais traitements ou d'agressions ou atteintes sexuelles infligés à un mineur ou à une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d'une maladie, d'une infirmité, d'une déficience physique ou psychique ou d'un état de grossesse ». Les professionnels astreints au secret sont exemptés de ces dispositions.

  • Les crimes en cours de réalisation ou qui pourraient encore être commis :

L’article 434-1 du Code pénal sanctionne l’absence de signalement « d'un crime dont il est encore possible de prévenir ou de limiter les effets, ou dont les auteurs sont susceptibles de commettre de nouveaux crimes qui pourraient être empêchés ». Les proches (parents, enfants, conjoints, fratrie…) sont exemptés de l’obligation de signalement, sauf si la victime est mineure. Les professionnels astreints au secret sont exceptés de l’ensemble des dispositions de l’article 434-1.

  • La maltraitance constatée par les professionnels astreints au secret :

L’article 226-14 du Code pénal autorise les professionnels à lever le secret dans certaines hypothèses de sévices ou de maltraitance constatés ou dont ils ont eu connaissance. Sont notamment concernés les professionnels de santé et de l’action sociale. Il en va de même pour les travailleurs sociaux confrontés à de certaines personnes possédant une arme ou ayant l’intention d’un acquérir une.

  • L’assistance à personne en péril :

L’article 223-6 du Code pénal sanctionne le fait que ne pas tenter d’empêcher, par une intervention ou en alertant les secours, un crime ou même un délit contre l'intégrité corporelle de la personne. La même peine (cinq ans de prison au maximum) s’applique à l’inertie devant un péril imminent, même s’il ne résulte pas d’un délit (par exemple un suicide ou un accident de la route ou la non-assistance à personne en danger peut se cumuler au délit de fuite).

  • Les délits dont les fonctionnaires ont eu connaissance dans l’exercice de leurs fonctions :

L’article 40 du Code de procédure pénale dispose que « Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs ». La loi ne prévoit aucune sanction formelle pour le fonctionnaire qui n’appliquerait pas ces dispositions. Elles obligent (en pratique, elles permettent) notamment à un inspecteur des impôts constatant de la fraude fiscale ou à un inspecteur du travail constatant que les salariés sont en dangers (entre autres exemples) d’en aviser le parquet. Même dans ce cadre, cet article est assez peu utilisé. Il n’a pas eu pour effet de transformer tous les fonctionnaires en auxiliaire de police ou de justice.

  • La fraude fiscale et la fraude aux prestations :

Si l’article L114-19 du Code de la sécurité sociale instaure une obligation de communiquer les informations aux agents de contrôle, sans que puisse leur être opposé le secret professionnel, il ne constitue pas pour autant une obligation de signalement. En revanche, la loi du 6 décembre 2013 visant à lutter contre « la grande délinquance économique et financière », mais aussi contre « la fraude fiscale », oblige plusieurs professionnels, comme les avocats, les experts-comptables, les notaires, les banquiers, les assureurs… à faire à l’administration fiscale une déclaration de soupçon pour toute somme de nature à provenir d’une infraction passible d’un an de prison, ce qui correspond à toute forme de fraude fiscale ou sociale, qu’elle qu’en soit l’ampleur.

  • La radicalisation :

Le ministère de l’intérieur a mis en place un site internet et un numéro de téléphone gratuit visant « l’assistance aux familles et la prévention de la radicalisation violente ». Il y indique certaines attitudes pouvant laisser supposer cette radicalisation, la limite étant qu’un musulman peut être très pratiquant et républicain (par exemple l’imam Hassen Chalghoumi, globalement jugé non représentatif) ou au contraire violer tous les préceptes de l’islam et rechercher l’absolution par le Djihad, comme le tueur de Nice, le 14 juillet dernier.

Analyse :

  • La fraude fiscale, même de faible amplitude et indépendante de toute activité liée aux stupéfiants ou au terrorisme, semble être une priorité des pouvoirs publics, puisque même un avocat est obligé de dénoncer son client au moindre soupçon.
     
  • La protection de l’enfance distingue le risque de danger du danger effectif. La radicalisation des parents peut relever du risque de danger, mais les nombreux classements sans suite d’informations préoccupantes et de signalement laissent supposer que les pouvoirs publics ne prennent en considération que le seul départ imminent pour la Syrie. D'ailleurs, le ministre de l’Intérieur avait considéré qu’il ne disposait pas des outils juridiques pour faire taire un imam autoproclamé qui enseigne aux enfants qu’ils deviendraient des porcs et que le sol s’effondrera sous leurs pieds, s’ils écoutent de la musique. Du reste, donner à ses enfants l’éducation de son choix est un droit fondamental de l’homme.
     
  • Dans plusieurs hypothèses, les professionnels astreints au secret sont autorisés à s’en affranchir. La radicalisation n’en est pas une. La loi devrait-elle autoriser ou imposer la révélation de la radicalisation par ces professionnels ? Ils y sont globalement hostiles pour divers motifs principalement déontologiques ou éthiques, et craignent un effet pervers : les radicalisés n’oseraient plus faire appel à eux.
  • La non-assistance à personne en péril est la faute la plus grave que l’on puisse commettre dans ce domaine. Aucune considération professionnelle, pas même le secret, ne permet de s’en affranchir. Cependant, l’examen de la jurisprudence nous apprend que le péril se distingue du danger. Seul le silence ou l’inaction devant une situation dont on sait avec certitude qu’elle nécessite une intervention immédiate peut être qualifiée de non-assistance à personne en péril.

Conclusion :

En l’état de la loi et de la jurisprudence, la radicalisation n’est ni un péril, ni même un danger, et n’oblige pas à effectuer un signalement. Elle n’est pas davantage une hypothèse de levée du secret professionnel. Seuls des éléments précis laissant supposer un passage à l’acte imminent pourraient relever de l’assistance à personne en péril. Mais là encore, la possibilité qu’un attentat soit commis n’est pas un péril affectant une ou plusieurs personnes désignées mais une hypothèse globale. De même, seul un départ pour la Syrie relèverait en pratique de la protection de l’enfance. Le salafisme et le rejet de la République relèvent juridiquement de la liberté de pensée et de celle des cultes. Notons par ailleurs que cette même radicalisation n’est pas à ce jour une cause réelle et sérieuse de licenciement, qu’elle se manifeste au sein ou à l’extérieur de l’entreprise, tant qu’elle ne compromet pas son bon fonctionnement.

Seul un revirement de jurisprudence en matière de définition du péril ou une nouvelle définition légale permettraient d’obliger le signalement de la radicalisation, sans exception pour les professionnels astreints au secret et les proches du radicalisé.

Les fonctionnaires ne peuvent être astreints à signaler la radicalisation sur le fondement de l’article 40 du Code de procédure pénale, puisqu’elle n’est pas un délit, même si elle emporte incitation à la haine, racisme, antisémitisme, discrimination sexiste, apologie du crime et du terrorisme. Ce sont ces différents éléments qui doivent être prouvés pour que l’action pénale puisse prospérer et que l’on puisse invoquer l’obligation de signalement. La pratique intensive de la religion ne relève pas de la radicalisation politique et du terrorisme, quand bien même certaines dérives pourraient-elles y conduire.

En matière de protection de l’enfance, et au-delà, en ce qui concerne la place de la religion dans la société, la Convention européenne des droits de l’homme freine les initiatives nationales. De plus en plus nombreuses sont les voix, en particulier à droite l’échiquier politique, à demander que le droit européen s’adapte, même temporairement, à « l’état de guerre », voire à ce que la France prenne ses distances avec la conception européenne, très libérale en matière religieuse, et ignorante du concept très français de laïcité. Cela dit, la Turquie, signataire de ladite convention des droits de l’homme, n’éprouve aucune contrainte juridique pour pratiquer une purge sévère après un coup d’Etat avorté.

La possible évolution du droit qui pourrait, après les élections présidentielles de 2017, aller bien au-delà d’une obligation de signaler la radicalisation, qui ne pose pas de vrai problème juridique. En revanche, la prohibition de toute manifestation religieuse à l’université, en entreprise, voire dans l’espace public, serait source d’une intense controverse politique, bien entendu, mais aussi juridique.

Raymond Taube