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Laïcité à l'école : Le Comité des Sages installé par Jean-Michel Blanquer préfigure-t-il un virage à 180° ?

Le 5 février 2018, le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, annonçait la mise en place d’un Conseil des Sages de la laïcité, devant notamment définir une sorte de méthodologie de la laïcité à l’attention du corps enseignant. Présidé par la sociologue Dominique Schnapper, ce conseil se compose de treize sages, qui ne partagent pas tous la même vision de la laïcité. Par exemple Jean-Louis Bianco, qui préside l’Observatoire de la laïcité, réfute toute « laïcité d’interdiction », considère que la loi de 1905 se suffit à elle-même et que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) n’admettrait aucune entrave à la liberté d’exception. D’autres « sages » ne partagent pas cette approche. Alain Seksig, par exemple, ancien membre du Haut comité à l'intégration (HCI), n’a jamais caché son hostilité au port du voile à l’université. Il semblerait que la position du ministre soit plus proche de ce second courant, marquant ainsi un changement de paradigme avec son prédécesseur, Najat Vallaud Belkacem. Cela dit, les pouvoirs publics ne veulent pas promouvoir la laïcité dans un esprit de confrontation. Le dialogue et l’explication restent des outils pédagogiques essentiels. Mais les principes doivent être posés et les règles respectées. A l’école, tout particulièrement, seules s’appliquent les lois de la République.

Sur un plan strictement juridique, force est de reconnaître que la Cour européenne des droits de l’homme est plus souple que le craint Jean-Louis Bianco. Elle a jugé que la loi turque prohibant le foulard islamique à l’université (avant que Recep Tayyip Erdogan ne conduise son pays vers un islam plus fondamentaliste) était conforme à la Convention européenne des droits de l’homme. Plus significatif encore, lorsque la France prohibait la dissimulation du visage dans l’espace public pour des raisons sécuritaires, la CEDH réfutait ce motif mais validait la loi, pour des considérations de « vivre-ensemble » et de « choix de société », en citant le voile intégral et non la dissimulation du visage. Ainsi, s'ils sont brandis comme un étendard politique ou identitaire, les signes religieux peuvent, selon la CEDH, perdre leur vertu spirituelle et faire l’objet d’un encadrement voire d’une interdiction. En revanche, toute loi visant spécifiquement une religion en particulier ou les signes distinctifs d’une religion serait contraire à la Constitution.

En ce qui concerne l’école, il est pour le moins discutable de résumer la laïcité à la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, votée en 1905, à une époque où les frictions sociétales étaient d’une autre nature. Si cette loi avait réglé tous les problèmes en cette matière, la France n’aurait pas été obligée de se doter en 2004 d’une loi prohibant les signes religieux ostensibles à l’école. En outre, la laïcité républicaine n’est pas appliquée en Alsace et en Moselle, où les ministres du culte sont fonctionnaires. Plus que la laïcité, c’est à la sécularisation de toute la société que s’attaque l’islamisme radical, et ce, indépendamment du terrorisme qu’il nourrit. Or, il n’y a davantage de place en France pour un islam politique qu’il y en a pour un christianisme politique, un judaïsme politique ou un bouddhisme politique... La piété, même la plus rigoureuse, ne pose aucune difficulté. C’est le prosélytisme, a fortiori agressif, qui est intolérable, et bien entendu, l’immixtion du fait religieux dans l’organisation de la société, au-delà de la sphère publique au sens strict du terme.

L’école illustre néanmoins une différence essentielle entre le "sécularisme" anglo-saxon et la laïcité française : en Allemagne, en Suisse, au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, élèves et enseignants, même du service public, peuvent exprimer leur religiosité à l’école. L’idée même que l’on puisse y interdire le voile est ressentie comme une atteinte à la liberté d’expression, et l’on peut d’ailleurs s’étonner de la jurisprudence conciliante de la Cour européenne des droits de l’homme. Faut-il analyser l’obligation de neutralité dans la sphère scolaire comme une entrave, ou comme un gage de liberté ? Pour des parents religieux, elle peut être vécue comme une contrainte. Pour les salafistes, elle caractérise la volonté de l’occident de nuire aux musulmans, prétexte fallacieux pour attiser la haine. Mais pour les enfants, elle est une chance d’échapper au communautarisme, et un jour, à l’aube de l’âge adulte, de choisir leur destinée. Seule la laïcité peut offrir ce choix.

Chaque fois que le prosélytisme ou même la liberté d'afficher des signes religieux a reculé devant la loi ou la jurisprudence, on nous promettait des réactions violentes. Pour l’essentiel, elles ne se sont pas produites, notamment à l’école. Certes, l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public n’est pas appliquée et ne le sera vraisemblablement jamais, du moins dans « les quartiers ».

En matière d’accompagnement scolaire, le législateur a, jusqu’à aujourd’hui, privilégié la paix sociale, s’en remettant à la jurisprudence du Conseil d’Etat. La neutralité n’est pas de mise et le voile est donc accepté. Tolérance ou renoncement ? Respect du multiculturalisme ou soumission ? Chacun a sa lecture. Dans la célèbre affaire de la crèche Baby-Loup, la Cour de cassation (dans son second arrêt) avait admis l’idée qu’en certaines circonstances, les enfants devaient être protégés du prosélytisme, ce qui revient à permettre à la crèche privée d’imposer la neutralité à ses salariés, par voie de règlement intérieur. Juridiquement, une crèche ne peut se comparer à des parents bénévoles encadrant des enfants lors d’une sortie scolaire. Mais en terme de modèle de neutralité, voire de protection contre le prosélytisme, la distinction peut apparaître plus subtile. Le 10 décembre dernier, lors du Grand Jury RTL-Le Figaro-LCI, Jean-Michel Blanquer avait indiqué que sa préférence personnelle était la neutralité des « collaborateurs bénévoles du service public ». Une pareille déclaration et le l'instauration d’un Comité des sages préfigurent-elles un changement de paradigme et peut-être une évolution législative ? Il semblerait que la priorité soit donnée à l’explication, à la formation, à la sensibilisation de tous les acteurs, professionnels de l’éducation comme parents d’élèves. Convaincre plutôt qu’imposer, du moins dans un premier temps…

Raymond Taube

Directeur de l'Institut de Droit Pratique

L'IDP intervient sur le fait religieux et la laïcité en formation et conseil.